La représentation du corps
humain est présente dans toutes cultures, comme en témoignent
les peintures rupestres dans les grottes de Lascaux ou les statuettes
trouvées ici et là.
On s'est intéressé très tôt, déjà avec Platon et Aristote, à la manière dont le corps nous était sensible.
En 1794, Hübner défini la
coenesthésie : "Une sensibilité
générale représente à l'âme l'état
de son corps alors que la sensibilité la renseigne sur le
monde externe et que le sens interne donne représentations,
jugements, idées et concepts".
Plus tard en 1873, Schiff explique
qu'une sensation entraîne une série d'idées qui,
associées aux sensations primitives, constituent la
cénesthésie.
On a donc essayé avec la
cénesthésie de donner un sens aux notions de Moi et de
Personnalité. Selon les auteurs, cette cénesthésie
est normale dans la mesure où elle ne se manifeste pas au
sujet. Ainsi, les fondements de notre Moi, cette cénesthésie,
nous restent non conscients.
Le stade suivant concernant
l'élaboration du concept d'image du corps fut franchi par
Pierre Bonnier qui ramène la représentation du corps
vers celle d'une forme. Il va introduire la notion de schéma à
travers ce qu'il nomme sens des attitudes : "Le sens des
attitudes nous fournit la notion de lieu de chaque partie de
nous-même et forme la base de toute orientation tant objective
que subjective et psychique. Il a pour objet la figuration
topographique de notre Moi. J'ai proposé le terme de
"schématie" pour le genre d'image fournit par ce
sens".
Ainsi l'unité que nous visons
quand nous nous désignons nous-même est celle d'une
forme dans l'espace.
L'étude de cette forme, les
neurologues la nomment "Somatognosie". C'est la façon
dont nous avons un sens sur notre corps.
L'intérêt de la
somatognosie est de montrer le décalage entre ce que Schilder
nomme "image du corps" et la perception que nous avons de
ce corps. Ce décalage, il le montre notamment avec le
phénomène du membre fantôme. Des
"sensations-fantômes" persistent bien longtemps après l'amputation d'un membre.
Schilder en vient ainsi à définir
le terme d'image du corps :l'image de notre propre corps que
nous formons dans notre esprit; autrement dit, la manière dont
notre corps nous apparaît".
Jusqu'ici, nous avons cherché
dans l'expérience et dans les données cliques,
notamment avec la somatognosie, à éclairer les troubles
de l'image du corps à partir de la structure du système
nerveux central et périphérique et du système
sensoriel. Tout cela avec l'idée d'un modèle du corps,
d'un schéma du corps.
Pour aller plus loin concernant la
question de la structure et de la fonction de l'image du corps,
intéressons nous à la clinique des psychoses.
Dans cette clinique, on perd
complètement le repère de l'image qui soit ne tient
pas, soit tient mais dans une consistance extrèmement précaire
et menacée.
Ainsi cette clinique nous donne les
différentes modalités de la décomposition
structurale de l'image du corps.
En 1949, dans "Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je", Lacan va réinterpréter les observations de Wallon en terme de passage d'un corps morcelé (état réel) à l'identification à une image (état virtuel).
Le petit enfant est dans un état
de dépendance du nourrissage et un état d'une
incoordination motrice qui lui font éprouver son corps
réellement comme quelque chose de morcelé, qui n'a
aucune unité.
A un moment jubilatoire, entre 6 et 18 mois, l'enfant va se reconnaître dans le miroir
dans une forme une, dans une forme érigée. Et tous les
aspects de cette forme, il va les reconnaître dans un espace
qui n'existe pas dans la réalité. L'image que l'enfant
voit est une image virtuelle.
Pour que l'enfant ait accès à
cette unité, il lui faut nécessairement être
nommé par l'autre, être représenté par un
signifiant. Il accepte ainsi d'entrer dans le langage. Et ça
suppose aussi nécessairement qu'il accepte la perte de l'objet
que Lacan nomme objet "a". L'image ne peut se mettre en
place que si l'enfant accepte le manque, l'absence de sa mère.
Et l'acceptation de ce manque : c'est le refoulement.
L'image ainsi définie comme
étant liée au refoulement de l'image, c'est ce que
Lacan écrit par i(a). Et c'est la nomination effective de
l'enfant qui permet que l'objet soit refoulé. D'où la
formule N.i(a)
Dans le syndrome de Frégoli où le persécuteur prend le corps d'autres personnes pour traquer le délirant, le sujet n'est pas nommé, n'est pas représenté dans le symbolique. Et l'image se décompose selon les diverses modalités de l'objet. L'image "i" est équivalente à l'objet "a".
Ainsi l'infans devient-il un sujet humain en s'identifiant à son image dans le miroir. Pour que i(a) tienne, il lui faut nécessairement être nommé, être représenté dans le symbolique. Et pour que l'image se mette en place, il faut que l'objet "a" soit refoulé.
Notre difficulté avec la clinique des psychoses, en tant que
névrosés, c'est qu'elle nous met en présence d'
un type de décomposition de l'image dont nous ne pouvons pas
jouir, ça ne fait pas image, sens, pour nous. Nous ne savons
que faire de la façon dont son corps est articulé au
langage.
C'est pour ça qu'on essaye souvent d'y mettre du sens au lieu de faire comme il convient, ei
d'aborder les choses à partir du discours.
Et c'est précisément parce que dans la clinique des psychoses l'image du corps ne fait pas
du tout image, sens, ou alors d'une façon extrèmement problématique, que la psychose est pour nous d' un
enseignement extraordinaire, en particulier pour la question de l'image du corps.
Alors que pour le névrosé l'image virtuelle appartient à un espace qui n'existe pas dans la réalité, dans la psychose il y a une continuité entre ces deux espaces. Le virtuel est le réel. Ainsi, l'imaginaire, le virtuel, c'est ce qui, dans la psychose, est très lourdement atteint
A propos de Schreber, Lacan a pu parler de "béance dans le champ de l'imaginaire". Lacan
précise que cette béance correspond à "un défaut de la métaphore symbolique". Ce
qui lui manque, c'est d'être représenté dans le symbolique.
C'est pour ça que se creuse pour lui un trou dans l'ordre de l'imaginaire et donc aussi dans l'ordre
de l'image du corps. Cette béance, son délire va tenter de la raccommoder.
Cette représentation dans le symbolique est rendue possible par ce que Lacan nomme "la
métaphore du Nom-du-Père" qui "substitut ce nom à la place premièrement symbolisée par
l'absence de la mère". Pour l'enfant, l'absence de la mère est déjà une métaphore qu'il doit
accepter et le Nom-du-Père va venir se mettre à la place de cette absence première.
Et c'est justement cette absence de la mère que le psychotique ne parvient pas à symboliser.
Voyons maintenant un exemple clinique sur la question de ce défaut de l'image du corps dans la psychose avec le syndrome de Cotard, ou syndrome des négations.
Dans le syndrome de Cotard, on a une profonde altération de la forme et de la consistance du corps.
Dans ce syndrome, une patiente de Czermak nous parle de son corps comme un corps sans bord, sans trou,
sans manque; un corps plein. Nous, en tant que névrosés, nous ne pouvons pas nous représenter un corps sans trou car
c'est le trou qui détermine l'objet du désir : objet oral, anal, regard...
Le patient nous évoque un réel compact, non entamé par le symbolique. Il nous apprend que la condition
pour qu'un corps soit viable c'est qu'il soit troué, qu'il y ait du manque (symbolique). Ce manque, c'est la castration
pour le névrosé et aussi le phallus en tant que symbole de ce manque.
"Je n'ai pas de bouche, pas d'intestin, pas de vessie, je ne peux pas aller à la selle, je ne peux pas uriner"
Le corps de cette patiente est un corps plein, compact. Et les négations sont des affirmations qu'il
n'y a pas de manque, de trou.
Souvent, de tels patients demandent la mort comme si leur disparition réelle pourrait introduire un manque, réellement. Mais en même temps, ils disent aussi souvent que la mort leur est refusée. Cette immortalité montre que de la même manière que l'espace est figé comme un espace plein, c'est pareil pour le temps.
La compacité de ce corps plein peut s'égaler à la compacité du monde. Cette compacité amène à une expansion cosmique de ce corps et une mise en continuité de ce que nous appelons le dedans et le dehors.
Les altération de l'image du corps de cette patiente vont de paire avec les altérations du
regard. Et généralement, quand un sujet présente des troubles graves de l'image du corps, il présente aussi des
modalités d'atteintes du regard.
Le regard, cette patiente le décrit comme vide d'une façon caractéristique que Cotard
appelait la perte de la vision mentale. C'est l'impossibilité de voir mentalement les objets absents et même les objets
présents.
La patiente se plaint de ne rien éprouver en les regardant, ne rien ressentir. C'est une
sensation désaffectée. Elle se plaint ainsi de cette vision désaffectée qui ne fait plus image, qui ne fait
plus sens.
Que nous présente ce syndrome de Cotard?
Cette patiente nous témoigne d'une parole qui n'a plus d'effet symbolique. Le symbolique n'a aucun effet sur l'imaginaire ni donc sur l'image du corps. Pour elle, le corps se réduit au pur objet, ce qu'elle désigne en parlant de son corps comme un plein. Son corps est réduit au réel, à l'objet
Dans le syndrome de Cotard, on a une structure où l'image n'a plus du tout la consistance que lui
donne, dans la névrose, le refoulement de l'objet. Il n'y a pas de distinction entre le sujet et cet objet. Le sujet est cet objet.
On peut dire de ce fait que le sujet pratiquement disparaît et de même pour l'image dans la
mesure où cette image spéculaire est rendue possible par le symbole, par la métaphore, ei par le refoulement de
l'objet.
Il vient l'affecter sur un mode réel en décomposant complètement l'image du corps.
Revenons maintenant au Président Schreber avec qui l'on peut voir que le symbolique, au lieu de ménager une place au sujet, vient l'affecter sur un mode réel, ei en particulier hallucinatoire et xénopathique (ei des sensations inquiétantes, bizarres, étranges), en décomposant complètement l'image du corps. Ainsi, son estomac ne trouvait pas sa place dans son ventre, mais collait à la voûte céleste, ses spermatozoïdes s'éparpillaient dans des lointaines constellations et l'écoute de la musique devenait enjeu conflictuel pour imposer le silence aux voix qui lui parlaient dans le crâne et sous les cieux.
Pour Schreber, le fait de se regarder réellement dans le miroir habillé en femme lui permettait de rassembler les morceaux. Il s'assurait ainsi qu'il était bien La Femme de Dieu, l' Unique, afin de réassurer un peu de consistance à son image. Et chez Schreber comme chez le psychotique, le rapport à l'image spéculaire, au miroir, a une fonction de rassemblement qui n'est jamais assurée, donc toujours à refaire.
Concernant la structure même de l'image spéculaire, Schreber évoquait que son corps n'était pas intégrable à l'espace, "il ne pouvait séjourner nulle part". Chez ces sujets psychotiques, cette structure spéculaire reste figée dans la forme d'une confrontation réelle duelle de type "ou lui ou moi".
En effet, pour le psychotique, l'image qu'il voit vient le menacer car le virtuel est actuel. L'autre vient directement à la place du sujet, dans le même espace.
Cette dissolution de l'imaginaire dans la psychose, plus dans la paranoïa, est articulée à un double du sujet, un autre, qui redouble le sujet.
Clérambault désignait la base de l'automatisme mental dans les phénomènes
d'écho, c'est-à-dire comment le sujet affirme: "Ce que je dis ou ce que je pense, avant que je ne le dise, c'est déjà
dit et je l'entends, ou bien après que je l'ai dit, ça me revient".
Cette structure se trouve dans l'image spéculaire méconnue mais présente, puisque cette image, forme princeps de la
reconnaissance, a bien une structure de redoublement. Dans la psychose, le virtuel est actuel. Ce redoublement (le corps réel et le corps virtuel que je vois) est tel dans la psychose que les deux versant sont actuels, réels.